C’est bien meilleur au coucher : on teste une approche originale en matière d’hypotenseurs dans une étude canadienne
En 2010, les résultats d'une étude menée en Espagne ont formulé une idée étonnante : et si l'heure de la journée avait une influence sur l'efficacité d'un médicament pour traiter la pression artérielle? Partout dans le monde, les médecins et les pharmaciens prescrivent actuellement de prendre les médicaments régulateurs de pression le matin. Toutefois, dans l'étude espagnole appelée MAPEC, on a demandé à certains participants de prendre leurs médicaments au coucher.
Les résultats sont renversants. Les chercheurs ont découvert que les patients hypertendus qui ont pris au moins un médicament contre l'hypertension au coucher plutôt que le matin étaient 61 % moins susceptibles de vivre un incident cardiaque majeur ou de mourir; pourtant, l'étude elle-même, et ses résultats remarquables, n'ont reçu que peu d'attention.
« Honnêtement, la plupart des médecins croyaient que c'était trop beau pour être vrai, confie le Dr Scott Garrison, médecin de famille, professeur et chercheur à l'Université de l'Alberta. Je comprends ce scepticisme, mais moi, j'étais fasciné. Est-ce qu'un changement si mineur pouvait réellement avoir une si grande incidence? Cette découverte avait le potentiel d'aider tellement de gens, peut-être même de sauver des vies. »
Cependant, malgré ses résultats spectaculaires, l'étude MAPEC s'est attiré à l'époque la critique de docteurs et d'autres chercheurs, en raison de doutes quant à la méthodologie utilisée. Rien pour décourager le Dr Garrison, qui a simplement vu le besoin de faire plus de recherches sur la question. « Ça fait partie du processus de recherche, explique-t-il. On ne se fie pas aux résultats d'une seule étude de peu d'importance, pour le meilleur et pour le pire. On approfondit plutôt les résultats préliminaires, on teste nos hypothèses encore et encore et on vérifie si d'autres études parviennent à des résultats similaires. C'est ainsi que la recherche parvient à établir les preuves convaincantes nécessaires pour déterminer si l'on devrait oui ou non changer notre façon de prescrire ces médicaments. »
Le Dr Garrison ajoute que des recherches supplémentaires vont permettre de combler certaines lacunes actuelles. « Une fois les médicaments approuvés, on évalue leur innocuité, mais on effectue très peu de recherches sur les façons d'optimiser les résultats, poursuit-il. Et ça inclut l'heure à laquelle prendre les médicaments, donnée qui tend à être laissée de côté dans les essais randomisés. Alors pour moi, il y a d'excellentes raisons de s'y intéresser. »
Comprendre la vue d'ensemble
En 2016, le Dr Garrison a lancé l'étude BedMed, une réponse canadienne aux pistes soulevées par la première étude MAPEC. Lui et son équipe veulent voir si les crises cardiaques, les accidents vasculaires cérébraux (AVC) et les décès sont réellement réduits si l'on fixe l'heure de prise des médicaments hypotenseurs au coucher plutôt que le matin. Et surtout, si ce changement peut présenter d'autres risques pour certains patients.
Par exemple, on sait que les hypotenseurs sont diurétiques, ce qui signifie plus d'allers-retours à la salle de bain pendant la nuit s'ils sont pris au coucher. L'étude vérifiera donc s'il existe un risque accru pour les personnes âgées de tomber et de se fracturer un os pendant ces excursions nocturnes, particulièrement en sachant qu'une pression basse la nuit peut causer des étourdissements ou des vertiges chez ces patients. Il y a aussi les risques connus, qui seront écartés par l'équipe de recherche. Par exemple, une faible pression sanguine nocturne peut mener à un débit sanguin réduit à l'arrière du globe oculaire chez les patients atteints d'un glaucome; ces derniers sont donc exclus d'emblée de l'étude.
« Si l'on change la prescription pour que le médicament soit pris au coucher, et que les résultats obtenus correspondent à ceux de l'étude MAPEC, les effets seraient majeurs pour les Canadiens qui souffrent d'hypertension : leur espérance de vie pourrait être augmentée de 5,5 ans, se réjouit le Dr Garrison. Ce serait évidemment une amélioration incroyable, particulièrement lorsque l'on sait qu'un Canadien sur cinq est touché. Cependant, nous devons encore comparer ces bienfaits aux risques potentiels associés à ce changement de prescription, et pour cela il nous faut étudier ces risques tout aussi attentivement. »
Le Dr Garrison indique qu'il a voulu s'assurer que l'étude porte sur le plus de patients hypertendus possible, de tous les âges et aux antécédents de santé divers. « Généralement, les essais randomisés tendent à choisir des participants dans les tranches d'âges plus jeunes, qui présentent un profil de santé moins complexe, explique-t-il. Cette tendance pose problème, car les risques et les bienfaits peuvent être très différents pour les personnes fragiles ou qui composent avec de multiples problèmes de santé. Par exemple, on pourrait voir des effets négatifs plus courants ou plus sévères chez les personnes à la situation de santé plus complexe. C'est pourquoi notre étude compte des participants de 23 à 96 ans. Nous voulons brosser un portrait complet. »
L'étude BedMed : une première canadienne
Pour démarrer l'étude, le Dr Garrison et son équipe ont sollicité l'aide de médecins de famille dans tout le pays. Ces derniers ont demandé à leurs patients suivis pour hypertension s'ils voulaient participer à l'étude, en s'assurant de communiquer toute l'information pertinente et les risques potentiels. Les personnes intéressées ont alors été mises en contact avec les chercheurs de l'étude.
On a alors divisé aléatoirement les participants en deux groupes : le premier doit continuer de prendre ses médicaments le matin; le deuxième doit désormais les prendre au coucher. Depuis, les assistants de recherche mènent des entrevues de suivi par téléphone ou par courriel avec les patients tous les six mois, et continueront de le faire tout au long de l'étude, qui doit durer trois ans. Au cours de ces entretiens, ils recueillent un grand nombre de données de santé, par exemple les hospitalisations pour toute cause, le fait de vivre seul ou les occurrences de chute, d'évanouissement ou de détérioration de la vision. Ils mesurent également les capacités cognitives des patients afin de déceler d'éventuelles différences entre les deux groupes.
L'étude BedMed a rapidement pris des proportions inégalées, devenant le plus important essai randomisé en soins de première ligne du secteur public jamais réalisé au Canada. Au total, 430 médecins de famille de l'Alberta, de la Colombie-Britannique, de la Saskatchewan, du Manitoba et de l'Ontario y participent. Ces médecins ont à leur tour recruté 3 299 patients souffrant d'hypertension pour l'étude, soit 1 000 de plus que la première étude MAPEC.
L'étude se fait à l'insu du Dr Garrison, c'est-à-dire que le chercheur, contrairement aux assistants de recherche, ignore quel groupe prend ses médicaments le soir. « Cette méthode empêche que mes décisions liées à l'étude soient influencées par la progression des résultats », explique-t-il. L'insu signifie aussi qu'il ne verra aucun résultat avant la fin de BedMed, en 2023.
Le médecin, comme le reste de la communauté médicale, devra donc attendre de connaître les résultats de BedMed, ainsi que ceux d'une étude similaire menée au Royaume-Uni appelée TIME, avant de recommander tout changement aux pratiques de prescription actuelles.
Étendre BedMed pour inclure davantage de Canadiens vulnérables
En attendant, BedMed a déjà inspiré une autre étude au Dr Garrison et à son équipe : BedMed Frail. Comparable à BedMed, celle-ci se concentre plutôt sur les patients âgés fragiles qui vivent en maison de soins infirmiers.
« Les patients âgés fragiles, particulièrement ceux qui vivent dans des établissements de soins de longue durée, peuvent être plus sensibles aux effets des médicaments, explique le Dr Garrison. Cependant, ils sont souvent exclus des essais randomisés en raison de leur âge et de leur état de santé complexe; nous voulions nous pencher sur cet enjeu dans cette nouvelle étude. Plutôt que de supposer que les résultats de BedMed pourraient automatiquement s'appliquer à ces patients, nous avons décidé de mener une autre étude pour déterminer si les risques et les bienfaits de la prise d'antihypertenseurs au coucher seraient différents chez ce groupe. »
Cette étude comptera près de 1 000 patients qui vivent dans 18 maisons de soins infirmiers de l'Alberta. À l'instar de BedMed, les participants ont été divisés aléatoirement en deux groupes dont l'un continuera de prendre ses médicaments pour la pression le matin et l'autre commencera graduellement, et sous supervision du pharmacien en résidence, à les prendre au coucher. L'étude est en cours et doit durer jusqu'au milieu de 2023.
Pour le Dr Garrison, qui a lancé ces études à l'Université de l'Alberta après avoir travaillé 16 ans à temps plein comme médecin de famille en Colombie-Britannique, se plonger dans ces recherches s'est révélé une expérience très enrichissante.
« Je me lève le matin en pensant à la recherche », confie-t-il, ajoutant que c'est avec une joie mêlée de surprise qu'il a découvert cette passion. « Je fais partie d'une excellente équipe, et ensemble nous ramons tous dans la même direction. Nous poursuivons le même objectif d'essayer de changer les soins de santé pour améliorer la vie des patients. J'ai vraiment hâte de voir où ce travail va nous mener! »
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